Peut-on se fabriquer du temps ?

Peut-on se fabriquer du temps ?

A chaque accompagnement d’entreprise, d’une équipe, d’un leader, vient toujours à un moment ou à un autre la question du temps : « je manque de temps ».

Ce sujet est donc celui de tous les professionnels, en particulier des cadres et des indépendants, quelque soit le métier. C’est un sujet de société qui parfois me fait dire que nous sommes esclaves d’une force invisible, d’un environnement dont l’emprise est quasi-irrésistible. Combien de fois regardons-nous notre montre chaque jour ? Avez-vous déjà compté ? Combien de fois vous dîtes-vous « mince, je suis à la bourre » ou « je n’ai pas fait tout ce que j’ai prévu ?

Cela questionne chacun de différentes manières :
– Comment faire plus ?
– Comment faire mieux ?
– Comment dire NON ? Puis-je dire NON ?
– Comment prioriser ?
– Comment déléguer ?
– Comment accepter cette situation et la vivre mieux ?
– Comment retrouver du temps pour moi et pour ma famille ?

Ces questions s’accompagnent souvent d’un sentiment de culpabilité et d’une résignation : « je n’ai pas le choix ». Pour certaines personnes, cela est compensée par une satisfaction liée au travail, pour différentes raisons : intérêt, passion, relation, apprentissage, statut social, rémunération, ambition, appartenance, …etc.
Mais le sentiment de manque de temps est quasiment général.

Est-ce vraiment un problème ?

Le manque du temps : conséquence du réel
Ce qui se vit est comme un manque d’oxygène, avec la frustration de ne pas pouvoir approfondir son travail, de ne pas disposer de temps de réflexion et de recul, pourtant indispensable à tout professionnel, à tout leader. Ces temps sont pourtant une nécessité pour conduire des analyses, faire de l’amélioration continue, réaliser des projets organisationnels et stratégiques, se former, se développer, partager des pratiques et des expériences, réguler les relations, et passer simplement un temps convivial. Bref, tout ce qui est nécessaire à une Organisation d’être vivante, évolutive, agile et tout ce qui est nécessaire à un individu pour ne pas se transformer en une machine, mais se sentir comme un être social, y compris dans la vie professionnelle. Alors oui, le manque de temps est un gros problème.

Mondialisation, concurrence, nécessité d’améliorer la production et la compétitivité, client à livrer toujours plus rapidement, objectifs économiques, réduction des ressources constituent la réalité des organisations. Il faut faire souvent mieux et plus vite pour rester compétitif. L’effet se répercute sur les individus : Objectifs de résultats accrus, mission plus large et plus de tâches à remplir, exigence accrue sont donc aussi des éléments de réalité des personnes.
Tout ceci est lié à une logique de performance basé sur la réduction de coût et de recherche d’efficience qui a guidé une grande majorité des entreprises depuis plus de 30 ans. Et notre pays de s’enorgueillir d’avoir des travailleurs champions du monde de la productivité …. Ce qui est faux au passage quand on regarde de près le mode de calcul. Mais ce n’est pas le sujet ici.

Une dimension psychologique
Mais le manque de temps n’est pas qu’une conséquence du monde réel. Il est en partie fait d’une dimension psychologique :
• La peur de ne pas être à la hauteur, celle de perdre son travail, la peur du « vide »
• L’envie d’être reconnue, celle de se sentir compétent, la volonté de se réaliser dans le travail, et tout ce qui vient motiver le fait de ne plus compter son temps, d’aller au delà des limites spécifiques à chacun sont aussi des éléments appartenant à la réalité que chacun vit et hérite de sa personnalité, plus ou moins consciemment, plus ou moins librement.
• Le vécu intérieur est un mélange complexe de tout celà.

Il n’y a aucun jugement là-dessus. Simplement, il s’agit de pointer que le manque de temps peut interpeller sa propre responsabilité pour sortir d’une situation qui ne convient plus, pour remettre des limites et des frontières. Je me dis que si les journées faisaient 25 heures, cette 25ème heure servirait probablement à travailler plus, de la même manière, pour un bon nombre de personnes.

Lors de la conduite de chantiers d’amélioration dans une entreprise, certaines personnes disaient : « c’est super, on comprend et on voit qu’on peut gagner du temps en améliorant notre fonctionnement, mais nous n’aurons pas le temps de faire ces groupes d’amélioration ». Alors, je leur ai demandé : « êtes-vous satisfait de toutes vos autres réunions actuelles, avez-vous le sentiment qu’elles soient efficaces ? Etes-vous efficace et disponibles en gardant vos ordinateurs sous les yeux pendant ces autres réunions ? Pourquoi ne re-questionnez-vous pas votre présence et la pertinence de ces réunions alors même que ces groupes d’améliorations ont selon vous un impact plus direct sur la performance et sur la cohésion d’équipe ? » Un grand silence s’est installé.
Le réflexe est de faire plus, plus de la même chose. La voie résolutoire, compte-tenu de la croissance de pression exercée par le réel, est de re-questionner sa façon de travailler plutôt que faire toujours plus. Il s’agit donc de ne plus être esclave de soi-même, de sortir de soi pour questionner son « logiciel » de pensée et de fonctionnement.

Les formations de gestion du temps ont pour qualité de permettre à l’individu de regarder son activité et son agenda de façon factuelle :
• « Quels sont mes petits et mes gros cailloux ? »
• « Est-ce que je prévoie des plages de temps pour gérer les imprévus qui ne sont plus vraiment des imprévus car ils me prennent 20% de mon temps ? »
• « Quels sont mes sujets importants et mes sujets urgents ? »

Passer par ce factuel est premier pour rester lucide, et aussi pour analyser la situation et en discuter avec son responsable. Cependant, dans le paragraphe précédent, on comprend que cela ne suffit plus. Ce qui est premier aussi est de regarder sa propre responsabilité en ré-interrogeant son propre « logiciel » de pensée :
• « Fais-je assez de choix, est-ce que je sais renoncer à des choses au lieu de tout vouloir faire ? »
• « Qu’est-ce qu’il se passerait concrètement si je ne fais plus telle ou telle chose ? quelles conséquences ?
• « Est-ce que parfois je n’ose pas dire NON ? Est-ce que j’essaie de négocier le délai ? est-ce que je peux dire OUI, mais à telle date ? »
• « A quoi je dis OUI, quand je dis NON à cela ? » (je donne de la place à quoi d’autre ?)
• « Est-ce que je vais et peux poser la question des priorités à mon manager ? »
• « Est-ce que je sais faire des demandes pour aller chercher des ressources et de l’aide ? »
• « Qu’est-ce que cela me fait de ne pas arriver à tout faire ? Me sens-je en échec ? est-ce que je m’enferme dans un « sois fort », un « sois parfait », un « fais des efforts » ou « fais plaisir » ? »

Je suis moi-même quasi-quotidiennement confronté à cette question, cherchant à jongler avec mon agenda, essayant de respecter des frontières que je me suis fixé pour le bon équilibre entre ma vie personnelle et ma vie professionnelle, tout en gardant cette flexibilité dans une activité dont la charge n’est pas linéaire. Faire évoluer mon propre logiciel, ce n’est pas simple en étant moi-même dans mon bocal de vie que j’essaie de comprendre. Je me suis donc fais accompagner pour regarder ce qui m’appartenait, et sortir d’une victimisation. J’ai pu dégager des solutions, quitter certains réflexes et mieux gérer des limites, mieux sentir les dérives.

Une dimension organisationnelle
Mais faire ceci peut encore ne pas suffire pleinement, surtout quand on travaille dans une entreprise : on peut se retrouver pris dans d’autres filets, celui de la culture de l’entreprise (« c’est mal vu de ne pas faire 50 heures ou de partir à 17h00 ») ou d’un fonctionnement collectif inadapté. Le thème des e-mails est très évocateur : le mauvais usage de ce mode de communication amènent des personnes à gérer plus de 100 e-mails par jour ! Un drame que personne ne questionne !

Alors oui, le manque de temps est aussi dépendant d’une dimension organisationnelle. Ce n’est plus uniquement chaque individu qui doit interroger son propre logiciel de fonctionnement, c’est toute l’Organisation qui doit le faire pour ré-inventer un fonctionnement qui redonne du temps, qui redonne de l’efficience tout en ré-oxygénant les équipes et les collaborateurs.
Le paradoxe ? ben oui, il faut consacrer un peu de temps à cela ! Mais si ce n’est pas fait, cela finit par coûter plus cher en terme de dysfonctionnement, de tension, de fluidité organisationnelle, de cohésion, de performance globale, de santé.
Faire cette démarche collectivement, n’exclue pas le questionnement personnel, mais cela évitera le sentiment de culpabilité et surtout donnera le sentiment que c’est possible de fabriquer du temps avec abondance, collectivement, et uniquement collectivement.

Revenons à l’entreprise évoquée précédemment sur le manque de temps pour poursuivre sa démarche d’amélioration continue : cette même entreprise a monté un groupe de travail sur la gestion du temps dans l’entreprise afin de proposer des pistes. J’attends avec impatience de découvrir leur travail.

Mais alors, que peut faire l’individu seul, de son côté, si son entreprise ne mène pas une démarche collective ?

Gérer son énergie plutôt que son temps
Référons-nous aux sportifs de haut niveau, et acceptez un instant de faire le parallèle avec le fait que chaque leader et collaborateur sont appelés à un travail de « haut niveau ».
Le sportif de haut niveau vise à être au top au moment de la compétition. Que fait-il en dehors de ce moment ? Il gère ses temps de repos, de ressourcement, et il le fait de façon stratégique ! Ces plages de temps sont essentielles, elles font l’objet d’une gestion pointue tant sur la façon de s’alimenter, de dormir, de déconnecter, de récupérer. Ce n’est pas donc pas une perte de temps pour lui, c’est essentiel pour sa performance.

Alors comment regardez-vous vos propres moment de repos ? Quelle importance et priorité y accordez-vous ? Est-ce que vous pouvez les voir comme des ingrédients de votre propre performance et productivité ?

La gestion d’énergie est un moyen plus concret de gérer son temps avec justesse. Imaginez un instant que vous ayez votre propre tableau de bord de vie professionnelle, avec 3 jauges sur ce tableau :
• Votre niveau d’énergie
• Votre niveau de satisfaction
• Votre niveau de sens (lien avec vos valeurs, vos envies et ambitions)
Que vous disent ces jauges actuellement, en fin de journée ou en fin de semaine ?

Vous vous dites peut-être : « Tiens, pas de jauge sur la performance ? » Peut-être est-il inclus dans le niveau de satisfaction ? Peut-être pouvez-vous voir le niveau de performance comme une résultante de vos niveaux d’énergie, de satisfaction et de sens ?

Prendre soin de soi
De mon côté, j’ai un capteur interne : le niveau d’agitation intérieur. Je distingue le rythme de ma vie (le rythme extérieur à moi) et mon rythme intérieur. Ce dernier peut être lent et tranquille (comme la surface d’un lac) alors que tout va vite autour. Lorsque ce n’est pas le cas, alors c’est un signal d’alarme pour changer quelque chose, pour me ré-observer un instant et me demander « où ça cloche ? ».

Au fond, Maslow nous rappellerait volontiers l’importance du premier niveau de besoin, celui des besoins physiologiques : manger sainement (qualité et temps pour manger), bien dormir, se ressourcer, prend soin de son corps et de sa tête. Un enjeu des entreprises. Un enjeu de société.

Sylvain ZANNI – Consultant coach en transformation managériale & stratégique
Culture & Management du Renouveau